GU KAIZHI

GU KAIZHI
GU KAIZHI

Après les périodes archaïques de production artisanale et anonyme, l’époque des Six Dynasties marque en peinture un jalon nouveau: la création picturale devient le fait de personnalités individuelles qui désormais appartiennent souvent à l’élite sociale et intellectuelle. Entre tous les artistes de cette époque dont les noms ont été préservés, Gu Kaizhi brille d’un éclat particulier: premier peintre chinois au sujet duquel on dispose d’une information biographique relativement nourrie, il est surtout, pour toute cette période, le seul nom auquel on peut associer le témoignage matériel d’une œuvre encore existante.

Génie excentrique ou bouffon avisé?

Originaire de Wuxi dans le Jiangsu, Gu Kaizhi était issu d’une famille distinguée – son père et son grand-père avaient assumé d’importantes fonctions officielles. Toute sa carrière se déroula à Jiankang, le Nankin actuel, capitale des Jin orientaux. Patronné d’abord par le Grand Maréchal Huan Wen, il servit ensuite son bâtard Huan Xuan, l’usurpateur du trône des Jin. Il survécut à la chute de Xuan, et ne semble pas avoir été inquiété lors du rétablissement de la dynastie. Tout au long de sa carrière, il n’occupa jamais que des fonctions officielles assez subalternes, ce qui dut l’aider à traverser sans encombre les vicissitudes d’un âge troublé. Très en vogue auprès de l’aristocratie de la capitale, il passait pour l’emporter sur tous ses contemporains « en esprit, en art et en folie ». Dieu sait pourtant si la société de l’époque, partagée entre l’esthétisme le plus éthéré et les rivalités politiques les plus féroces, abondait en brillants dilettantes et en personnalités excentriques. Ses dons de repartie et ses talents littéraires, dont orgueilleusement il vantait lui-même les mérites, lui permettaient d’étinceler dans ces joutes de rhétorique qui occupaient les loisirs de l’élite. Quant à sa « folie » – sur laquelle se sont multipliées les anecdotes pittoresques – elle semble d’un caractère ambigu: mi-sincère, mi-jouée, elle paraît tantôt l’effet du génie qui, habitué à se mouvoir impétueusement dans l’imaginaire, trébuche devant la réalité, et tantôt au contraire comme une ruse tactique qui permettait à Gu de survivre aux caprices des puissants dans un âge instable et violent.

On se rappelle ces scènes fameuses qui le mettent aux prises avec ses redoutables protecteurs: Huan Wen, lui-même collectionneur avide, à qui Gu avait confié la garde d’une caisse de peintures rares, fermée et scellée, démonte le fond de la caisse, s’empare de son contenu, remonte le fond et la rend vide à Gu. Celui-ci, brisant les scellés et s’apercevant que les peintures ont disparu, crie au miracle: « Les peintures ont donc une vertu magique qui leur permet de s’envoler à la manière des Immortels! » Huan Xuan lui donne une feuille de saule et lui fait croire qu’elle a la propriété magique de rendre invisible qui s’abrite derrière elle; Gu se réjouit du présent, et s’en réjouit plus encore en voyant Xuan qui se met à uriner sur lui – trouvant dans ce geste une preuve éclatante qu’il est bien devenu invisible... Même si elles ne devaient pas être historiques, pareilles anecdotes garderaient une valeur symbolique. Elles résument bien l’atmosphère d’une époque, le cynisme de ces condottieri tout à la fois férus d’art et capables de plaisanteries grossières et cruelles, et elles éclairent sur la position ambiguë de l’artiste: malgré son emploi subalterne, la seule qualité de son génie lui vaut d’entrer dans la familiarité des grands, mais dans ce voisinage périlleux, le plus sûr pour lui est encore de se contenter d’un rôle inoffensif de bouffon... On notera aussi la part d’imagination magique que ces récits prêtent à Gu. D’autres anecdotes vont beaucoup plus explicitement encore dans le même sens: le délai que, dans ses peintures de portraits, l’artiste apportait à l’exécution des yeux, opération qui, bien plus qu’un simple effet de ressemblance, assurait une saisie de l’énergie vitale du modèle; l’envoûtement auquel le peintre aurait soumis une belle indifférente en perçant son effigie d’un clou. Sur ce point, Gu apparaît bien comme un trait d’union entre deux âges: alors que sa personnalité fortement individualisée, ses talents littéraires et sa position sociale annoncent déjà la démarche esthétique des époques ultérieures, sa mentalité ne semble pas entièrement dégagée des anciennes conceptions qui, dans les âges antérieurs, assignaient à la peinture une fonction magique.

L’œuvre

En son temps déjà, sa peinture valut à Gu Kaizhi une célébrité immense. Son génie s’imposa d’emblée au public de la capitale: dès l’âge de vingt ans, une fresque représentant Vimalakirti, qu’il exécuta dans un temple de Nankin, attira un prodigieux concours de foule. De son activité picturale, outre diverses autres fresques bouddhiques, les catalogues anciens ne mentionnent qu’une soixantaine de peintures; dès l’époque Song, ses œuvres s’étaient déjà faites rares. D’après les titres, on peut déduire que la plus grande part de sa production se rattachait encore à la peinture de figures, qui restera le genre pictural majeur jusqu’à la fin des Tang. Il puise occasionnellement son inspiration dans le bouddhisme, mais plus fréquemment dans le taoïsme qui devait mieux correspondre à l’orientation de son esprit. A côté de sujets mythologiques et légendaires, on relève un bon nombre de portraits, genre où, si l’on en croit les critiques anciens, il dut exceller. Il exécuta plusieurs illustrations de poèmes et de textes littéraires et fut aussi un peintre de paysages et d’animaux: bref, il semble avoir abordé tous les genres sans se laisser enfermer, comme tant de peintres chinois, dans les limites étroites d’une spécialité. L’intérêt tout particulier présenté par l’étude de Gu Kaizhi provient de ce que, à la différence de tous les autres artistes de cette même époque (pour lesquels il ne subsiste plus qu’une information littéraire), il est encore possible de consulter un témoin de son œuvre: il s’agit du fameux rouleau horizontal Admonitions aux femmes du gynécée impérial. Le rouleau exécuté sur soie, à l’encre au trait pur, avec rehauts de couleurs, présente une succession de neuf épisodes distincts illustrant un texte de Zhang Hua, chaque scène étant précédée par le passage correspondant du texte. Le rouleau a été mutilé et, initialement, il devait sans doute comporter douze scènes (et non onze comme il est communément supposé): les trois premières ont disparu, de même que les commentaires des critiques et collectionneurs qui figuraient en queue du rouleau. La plus ancienne mention du rouleau date de l’époque Song (Mi Fei); après être passé entre les mains de divers grands collectionneurs, il entra au XVIIIe siècle dans la collection impériale à Pékin, où il fut volé en 1900 lors de la guerre des Boxers par un officier britannique qui le vendit ensuite pour une bouchée de pain au British Museum. Au cours des âges, l’œuvre a été fort abîmée; plusieurs fois rafraîchie, restaurée et rapiécée, il est malaisé aujourd’hui d’isoler la donnée originale des apports des retoucheurs successifs. L’authenticité du rouleau a donné lieu à de nombreuses discussions; il est généralement admis qu’il ne saurait probablement pas être de la main de Gu Kaizhi lui-même, mais doit être une copie ancienne (Tang ou Song). Il n’en constitue pas moins l’une des reliques les plus antiques et les plus précieuses de toute l’histoire de la peinture chinoise, car il ne s’agit pas d’une libre transposition, mais bien d’une scrupuleuse réplique.

L’œuvre reste empreinte d’archaïsme (le traitement de la ligne dans les draperies flottantes des figures rappelle les bas-reliefs Han); pourtant elle est déjà animée de cette douceur, de cette souplesse féminine et de ce raffinement qui resteront propres de façon générale à toute la peinture du Jiangnan. Le souci de caractérisation individuelle des personnages et des attitudes ouvre à l’art des perspectives nouvelles. D’autre part, l’exécution strictement linéaire, malgré sa sûreté et son élégance, apparaît encore imperméable aux expériences et aux conquêtes effectuées à la même époque par la calligraphie en ce qui concerne la pleine exploitation technique des ressources de l’encre et du pinceau. Cette formule linéaire demeurera pourtant valide en peinture pour de nombreux siècles à venir, tout particulièrement dans le domaine de la peinture de figures: Wu Daozi sous les Tang et Li Longmian sous les Song continueront à prendre Gu pour modèle.

Enfin, dans un genre particulier, la scène Chasseur bandant son arc au pied d’une montagne constitue un document du plus haut intérêt, qui éclaire sur la naissance et la formation du paysage. Les textes de l’époque qui traitent du paysage (qu’il s’agisse de la poésie paysagiste ou, plus spécifiquement, d’écrits de peintres), possèdent un lyrisme et une éloquence qui pourraient abuser sur le degré de développement du paysage pictural: le décor encore plat et symbolique tracé par Gu révèle qu’il existait en fait un considérable – et singulier – décalage entre la sensibilité des artistes telle qu’elle s’exprimait littérairement, et les moyens picturaux relativement primitifs dont ces artistes disposaient.

L’esthétique de Gu Kaizhi

Les jugements que la postérité a portés sur l’œuvre de Gu ne sont pas entièrement unanimes. Dès la première moitié du VIe siècle, l’opinion assez sévère du peintre et critique Xie He détonne au milieu d’un concert d’éloges: Xie estime que chez Gu l’exécution n’est pas à la hauteur de la conception et juge sa gloire surfaite.

Ce jugement a été à son tour attaqué par la plupart des critiques ultérieurs, mais confirmé par quelques autres. Les développements de la discussion perdent toutefois de leur pertinence à mesure que passent les siècles: les arguments finissent par s’échanger dans le vide, les auteurs étant dans l’impossibilité matérielle de juger sur pièces. À la lumière de ce que l’on sait de l’orientation esthétique respective de Gu et de Xie, les réticences du second devant l’art du premier peuvent cependant s’expliquer de manière assez cohérente. Sur l’esthétique de Gu, une importante source d’information réside dans ses propres écrits; bien que fragmentaires, obscurs et préservés dans une version corrompue, ces écrits expriment une constante très significative: le primat accordé aux exigences d’« expression spirituelle » du modèle. Pour Gu, manifestement, la peinture ne devait plus se limiter au seul rendu fidèle des apparences formelles, et il s’agissait avant tout pour le peintre de capter le dynamisme intérieur, l’énergie vitale du sujet. Dans cette perspective, la critique négative d’un Xie He – par ailleurs artiste conservateur, technicien minutieux, réaliste et académique – s’explique assez logiquement. Et, en même temps, bien que la gloire d’avoir pour la première fois proposé l’énoncé formel des Six Principes de la peinture lui revienne, il apparaît clairement que Xie He ne fit sans doute là que codifier ou répéter des notions préexistantes dont pour l’essentiel (le premier principe de transmission de l’influx vital) il ne pouvait avoir lui-même qu’un entendement limité: la véritable origine de ces notions devant plutôt se trouver dans l’esthétique neuve esquissée précédemment par Gu.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Поможем написать реферат

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Gu Kaizhi — Luoshenfu par Gu Kaizhi Gu Kaizhi ou Kou K ai Tche ou Ku K ai Chih, surnom: Changkang, nom de pinceau: Hutou, né vers 345 à Wuxi (province duJiangsu. Mort vers 406. IVe siècle, est un peintre chinois …   Wikipédia en Français

  • Gu Kaizhi — Gu Kaizhi. Gu Kaizhi (chino tradicional: 顧愷之, chino simplificado: 顾恺之, pinyin: Gù Kǎizhī, Wade Giles: Ku K ai chih) (ca. 344 406), es un reconocido pintor de la antigua China. Su nombre de cortesía era Changkang (长康) …   Wikipedia Español

  • Gu Kaizhi — Ermahnung der Hofdamen Gu Kaizhi (chinesisch 顧愷之 / 顾恺之 Gù Kǎizhī; * 344; † 405) war ein chinesischer Maler, dessen Bildrolle Ermahnung der Hofdamen das älteste Gemälde mit einer Signatur ist. Historischen Aufzeichnungen… …   Deutsch Wikipedia

  • Gu Kaizhi — ▪ Chinese painter Wade Giles romanization  Ku K ai chih  born c. 344, Wuxi, Jiangsu province, China died c. 406       one of the earliest many faceted artists in China, he probably set new standards for figure painting. Gu Kaizhi was an eccentric …   Universalium

  • Gu Kaizhi — (zh tspw|t=顧愷之|s=顾恺之|p=Gù Kǎizhī|w=Ku K ai chih) (ca. 344 406), is a celebrated painter of ancient China. According to historical records he was born in Wuxi, Jiangsu province and first painted at Nanjing in 364. In 366 he became an officer (Da… …   Wikipedia

  • Gu Kaizhi —   [ dʒi], Ku K ai chih, chinesischer Maler, * Wuxi (Provinz Jiangsu) um 344, ✝ um 405; bekanntester unter den ältesten, als Künstlerpersönlichkeiten fassbaren Malern, der am Hof in Nanjing diente und besonders für seine profane Figurenmalerei… …   Universal-Lexikon

  • Gu Kaizhi — Ku K ai chih …   Sinonimi e Contrari. Terza edizione

  • Admonitions Scroll — Nüshi Zhentu 女史箴圖 Admonitions of the Court Instructress Final scene of the scroll, showing the Court Instructress Material Silk Size Length: 329 cm (130 in) Height: 25 cm (9.8&# …   Wikipedia

  • Jin-Dynastie (265-420) — Die Jin Dynastie (265–420) (chin. 晉 / 晋, Jìn; auch Tsin oder Chin) ist eine dynastische Periode in der Geschichte Chinas. Sie zerfällt in zwei Epochen: Westliche Jin, 西晉 / 西晋, Xï Jìn: 265–316 Östliche Jin …   Deutsch Wikipedia

  • Gu Kai Zhi — Gu Kaizhi Luoshenfu par Gu Kaizhi Gu Kaizhi est un peintre de la Chine antique né en 344 et mort en 406 …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”